Un article publié dans le cadre du #RDVAncestral initié par Guillaume Chaix.

26 juillet 2017, la voiture roule doucement sur les routes tranquilles de l’Argonne dans la Marne. Avec Sylvie, nous avons choisi de prendre des vacances généalogiques et mémorielles, loin des plages et du soleil. Nous avons déjà visité Verdun : le mémorial, l’ossuaire, le cimetière , les forts de Vaux et de Douaumont… Difficile de dire que je suis heureux, ces visites ne prêtent pas à la joie ; pourtant je suis satisfait : je comprends mieux la guerre 14-18, les batailles, les souffrances aussi, je suis ému souvent, en colère également. Sous la pluie, nous avons arpenté le village disparu de Fleury, la zone où mon grand-père Hubert a été fait prisonnier en 1916. Il n’en reste rien. Des plaques indiquent les emplacements des fermes, des maisons, de l’école, de la mairie et de l’église. Des monuments commémoratifs sont dispersés au milieu d’un relief ravagé par les obus, mais adouci aujourd’hui par l’herbe et les arbres qui ont recouvert d’un linceul vert ce village martyr.
Nous avons donc quitté Verdun (et ses combats de 1916) pour aller un peu plus avant sur un autre terrain de bataille, l’Argonne de 1915. Je vais à la rencontre d’un « poilu », Joseph Nueil, le frère de l’arrière-grand-mère que j’ai connue dans mon enfance, celle qu’on appelait « mémé Delphine ». Joseph est né le 9 octobre 1881 à Courlay (Deux-Sèvres). Il n’a pas 10 jours quand il perd sa mère, Mélanie Blanchin, des suites de cette naissance difficile. Le père, « Gène » Nueil, se retrouve seul dans sa ferme avec 4 enfants dont un nouveau-né. La grand-mère, Désirée Gasse, le rejoint pour l’aider et s’occuper de la marmaille autant qu’elle peut mais, 6 ans plus tard, c’est elle qui décède à son tour. La famille déménage alors à Terves et c’est une servante, Joséphine Touraine, qui veille maintenant sur les enfants. À 20 ans, Joseph est bon pour le service militaire : direction le fort de Rosny et le 14ème régiment de zouaves pendant 3 ans. Il obtient le grade de caporal.

De retour à la vie civile, il travaille à la ferme familiale, il est cultivateur. Peu après, il épouse Delphine Thibaudeau le 19 novembre 1907. 4 ans plus tard, c’est la naissance de Marie-Joséphine, une petite qui malheureusement le restera, atteinte de nanisme. En 1914, après ses malheurs personnels, Joseph va connaître le malheur universel. La guerre contre l’Allemagne est déclarée, c’est la mobilisation générale et il est comme beaucoup rappelé sous les drapeaux. Il est cette fois incorporé au 3ème régiment d’infanterie coloniale de Rochefort, et se retrouve à combattre à l’automne 1915 sur ces terres de l’Argonne que je visite aujourd’hui. Le 21 octobre 1915, il est promu sergent. 15 jours plus tard, le 5 novembre 1915, sa vie s’arrête à Massiges dans la Marne, « tué à l’ennemi » . Il avait 34 ans. Mort pour la France, comme ils disent !
Le GPS m’emmène là où je veux aller, à la nécropole Pont-de-Marson située à Minaucourt-le-Mesnil-lès-Hurlus. C’est là que repose Joseph Nueil. Son corps, identifié, repose dans la tombe individuelle 4323. Et il n’est pas tout seul : nous découvrons encore un immense cimetière, comme celui de Verdun, avec ses croix bien alignées et ses ossuaires collectifs. Il est aussi plus calme, plus simple, il se prête davantage au recueillement. Nous avançons au milieu des soldats morts. J’ai repéré sur le plan, Joseph est tout au fond. Sur les tombes, je lis ces prénoms, aujourd’hui désuets, que je trouverais charmants partout ailleurs que dans ce lieu ; à partir des dates de naissance et de mort, je calcule l’âge de quelques jeunes victimes de la guerre ; je n’essaie même plus de dénombrer le nombre de cadavres enterrés ici. J’arrive à la tombe de Joseph. Que ressentir ? Un mélange de paix, de tristesse et de colère. Sylvie prend plusieurs photos. Joseph ne se lève pas de terre pour me parler. Le silence.

Sur le retour, je décide de faire un petit crochet sur le site de la « main de Massiges », un panneau indicateur nous y invite et c’est sans doute sur ce morceau de territoire qu’est mort Joseph. La route goudronnée se termine par un chemin blanc, nous arrivons sur un petit parking où je stationne notre voiture. Et là, agréable surprise, des panneaux expliquent que des bénévoles reconstituent peu à peu les tranchées et les abris, tels qu’ils étaient pendant la guerre 14-18. Ils les ont recreusés à l’identique, ils ont retrouvé les poutres, les tôles qui les consolidaient, ils ont disposé des objets retrouvés. En réhabilitant ce site de mémoire, ils ont aussi découverts des ossements oubliés depuis plus de 100 ans. Avec Sylvie, nous explorons ces galeries. C’est par ici que Joseph a vécu ses derniers jours. Aujourd’hui, plus de mitraille, plus de puanteur, plus de vermine, plus de sang et même pas de boue. L’air est frais et sec et le soleil brillerait presque. Que s’est-il passé il y a plus de 100 ans, ce 5 novembre 1915 ? Le journal du régiment n’existe plus entre le 1er avril 1915 et le 1er février 1916. Après l’offensive de la main de Massiges du 25 septembre au 8 octobre qui avait fait 15 000 morts inutiles, le front s’était stabilisé et Joseph avait gagné ses galons de sergent. C’était le cœur de l’automne, il faisait sûrement froid, peut-être pleuvait-il ?
Aujourd’hui, je ne te rencontre pas, Joseph, même si je te devine furtivement au fond d’un abri, au détour d’une tranchée. Je ne peux même pas imaginer ce que tu as souffert et ce que tu as enduré, comme tous ces jeunes hommes de France, d’Allemagne, d’Afrique et d’ailleurs… Je ne sais pas comment tu es mort et je sais encore moins pourquoi. Au cimetière, je ne t’ai pas entendu. Si cela avait été le cas, que m’aurais-tu raconté, quelles paroles m’aurais-tu dites ? Peut-être les mêmes mots que Louis Corti, un soldat de 30ème RI à Verdun :
Les fusils commencent à claquer et bientôt un barrage acéré tombe sur nos unités.
Bientôt, ce sont des cris, des hurlements d’horreur.
Des hommes tombent, cassés en deux dans leur élan.
Il faut franchir la plaine balayée par les balles, les membres disloqués, la figure noire, horrible.
Nous arrivons près d’eux et un terrible corps à corps s’engage.
Les fusils ne peuvent plus nous servir et c’est à l’aide de nos pelles que nous frappons.
On titube.
On voit un tourbillonnement d’hommes qu’on ne reconnaît pas, qu’on n’entend plus.
Je saigne du nez et des oreilles, je suis fou, je ne vois même plus le danger, je n’ai plus songe à rien, mon rôle est fini.
Je me vois les reins brisés, étouffant, creusant la terre de mes mains, et là, tout près de moi s’élève, monotone, une plainte d’enfant « J’ai mal, maman, mon Dieu, je vais mourir ».

Texte soble, émouvant, qui rend parfaitement ce que j’ai pu ressentir à aller moi aussi à Verdun. Bravo
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Merci Brigitte ! Ce n’est pas toujours facile de s’exprimer sur l’inexprimable. Je n’ai pas connu mon arrière-grand-oncle, le temps a passé, je n’ai plus 20 ans non plus, mais je me sens toujours très proche de tous ces jeunes hommes qui ont été envoyés se battre pour rien dans des conditions atroces.
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Magnifique de sobriété et d’émotions … Bravo !
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Merci Nat !
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Simple et émouvant. En ce qui me concerne , larmes aux yeux et frissons…
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Moi qui aime tant faire rire, voilà que je fais pleurer ! Merci Françoise du commentaire.
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Votre récit est très émouvant, en vous lisant on a l’impression de partager ce que vous avez ressenti.
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Merci Françoise. Visiter ces lieux de mémoires, je n’en suis pas revenu plus bronzé mais peut-être plus sensible, en tout cas moins ignorant. De nombreux sites à Verdun et aux alentours permettent de mieux connaître la guerre 14-18 et le quotidien de ceux qui l’ont vécu !
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merci Raymond, en vous lisant je me revois moi aussi dans cette région que nous avons aussi arpentée , mes deux grands père ayant combattus dans celle -ci dont un blessé au Chemin des Dames.
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Merci Marie-Thérèse. C’est toujours émouvant de retrouver les lieux où ont vécu et encore plus, dans le cas présent, souffert ses ancêtres.
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Merci pour ce récit émouvant… Il vous parle par votre émotion….
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Merci Blanche !
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Merci Raymond pour ce texte touchant. Grande maîtrise de l’écrit ; juste dosage des mots, des informations et des émotions.
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Merci beaucoup Claudy ! J’aimerais être sûr de ton objectivité 😉
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J’ai lu et relu cet article qui m’émeut tout particulièrement. En 1971, bien avant de me lancer dans la généalogie, nous avions découvert ces lieux chargés d’histoire, mon mari et moi avions eu l’un et l’autre un grand-père revenu meurtri de cette terrible guerre. Certaines tranchées béaient encore, la dernière pluie découvrait des cartouches, la tranchée des baïonnettes n’était pas encore protégée, … Nous y sommes revenus, presque cinquante ans après. Les paysages se sont adoucis, mais l’émotion reste toujours aussi forte.
La généalogie m’a fait découvrir le frère d’un autre grand-père disparu en 1916 sur la côte 304, en Argonne. Il a fallu attendre un jugement de 1921, cinq ans après sa disparition pour le déclarer mort au champ d’honneur. Il avait 21 ans. Leur guerre fut un enfer, la détresse des familles immense.
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Merci Mauricette de me lire et de me relire. Merci aussi de partager vos souvenirs et vos sentiments.
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Ce texte émouvant parait finalement apaisant puisqu’il illustre tant de questions. Il me donnerait presque envie d’aller sur ces lieux où plusieurs d’aïeux et de cousins ont vécu des moments terribles avant d’être blessés ou tués.
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Merci Marie. Je ne peux que répéter ce que j’ai mis dans mon texte et te conseiller ce voyage que Sylvie et moi avons vraiment apprécié : le mémorial de Verdun est vraiment très bien fait avec un discours humaniste bienvenu. La visite des forts, des villages détruits, et même ces monuments omniprésents, c’est à voir. Il faut parfois s’éloigner de lieux qui deviennent « touristiques » avec le temps. La reconstitution des tranchées sur le site de Massiges, la nécropole Pont-de-Marson, c’était vraiment très émouvant, mais il est vrai que c’était des visites plus personnelles.
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Bravo Raymond pour ce RDV. Il est très émouvant et je suis d’autant plus touchée par ces terres de champagne ou je vis. Je connais bien la main de Massiges, les bénévoles ont fait un travail remarquable avec peu de moyens au départ. Je suis si touchée que des personnes viennent de plus en plus nombreuses sur ces terres de mémoires… merci beaucoup…
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Merci Emeline ! J’ai vraiment été impressionné par le travail des bénévoles de Massiges. On voit bien que cela a été fait avec beaucoup de cœur et beaucoup d’intelligence plutôt qu’avec beaucoup d’argent. C’est peut-être aussi pour cela que ce lieu me semble très adapté pour faire ressentir la vérité de la guerre 14-18.
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