La nuit du 4 août

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Mon père et mon grand-père en 1938

En ce jour de fête des pères (la fête des darons diraient mes enfants), je vais évoquer le mien, Jean, et le sien, Hubert. Papa ne montrait pas trop ses sentiments, mais il aimait écrire et sans doute m’a-t-il transmis ce goût. Dans les années 80, il a entrepris de raconter à sa famille sous forme de nouvelles ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. Pour rédiger, il utilisait les mots les plus improbables qui soient, fier d’une culture acquise de lui-même. Ce choix rédactionnel peut prêter à sourire et je ne le veux pas. Pour éviter cela, je vais donc raconter avec lui une journée ou plutôt une nuit de 1938, l’année de ses 15 ans. Les passages qui sont de sa main sont en italique.


L’été 1938 a été chaud et propice aux récoltes. À la ferme familiale des Touches à Terves, les blés ont donné comme jamais. La moissonneuse-lieuse a fourni de nombreuses javelles* qui servent à édifier les imposants gerbiers* de quinze enjambées au travers de l’aire.

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La ferme des Touches

Le 3 août au soir, un fermier du village voisin de Chanteloup, redoutant une épidémie de fièvre aphteuse, décide de faire mener un jeune taureau chez son frère à Clazay avant de le vendre au marché de Bressuire. L’animal passera par Terves, pas loin des Touches.
Et que fait-on aux Touches loin de tout ce remue-ménage ? Bien sûr on s’est restauré, alignés à l’entour de la longue table… Edmond a avalé sa soupe dans un bruit de turbine emballée avant de reprendre le chemin de la Godière ; les autres, recrus de fatigue, ont discuté assez tard en attendant que leurs corps se relaxent.
Toute la maisonnée finit par s’endormir quand au cœur de la nuit, Hubert réveille son fils : « Jean, lève-toi, y a d’l’orage ». Hubert avait peur de perdre ses précieux gerbiers, fruits d’une année d’efforts, et il n’y avait pas de bâches à la ferme pour les protéger. « Alexis le boulanger a des bâches ; il faut y aller vite ! attelons la jument Glaneuse ! » Oui, mais la jument est au pré dans le vieux jardin et elle a encore plus peur… « Bon j’y vais à bicyclette ! » Hubert vient de signer son destin et il part donc vers la bourgade sur son engin, pathétique et dérisoire.
Pendant ce temps le taureau, arrivé à destination ou presque et sans doute effrayé par l’orage, a réussi à s’enfuir et repart au grand galop vers Chanteloup. Mais pour rejoindre sa pâture, il lui faut passer par Terves. L’animal est pris en chasse par les valets* et il est finalement bloqué par la barrière du passage à niveau fermée volontairement. Aux aguets, il se met à foncer subitement quand il entend dans le noir un léger cliquetis. C’est le bruit du vélo d’Hubert qui se dirige vers le bourg. Renversé violemment, Hubert se retrouve dans le fossé, affalé et gémissant. Il est amené aussitôt à la ferme voisine et mon père est prévenu « Ton père a été blessé ; il est à la Croix-de-Terves. Il faut y aller ! » Hubert est allongé dans un lit, le père et le fils s’embrassent et se serrent longuement. On prévient la tenancière du téléphone public afin d’alerter le médecin, puis on réveille monsieur le curé que le blessé réclame en priorité. Le prêtre arrivé le premier reçoit sa confession. Le docteur Landreau se pointe ensuite au volant de sa petite deux-places Rosengart et emmène Hubert aussitôt à l’hôpital de Bressuire, voyant la gravité des blessures, mais c’est trop tard et trop grave. La carotide tranchée, il a perdu trop de sang. Hubert franchit les portes de l’éternité le quatre août 1938 à quatre heures du matin. Quelques heures plus tard, la tempête s’apaise sans créer de dégâts et n’ayant libéré que peu de pluie. Rester au lit eut été la meilleure des solutions.

*javelle : brassée de céréales
*gerbier : meule
*valet : ouvrier agricole, journalier


article presse décès hubert deborde 1L’accident dramatique fit les titres de la presse locale, mon grand-père étant connu et estimé dans sa commune. Mon père a aussi rédigé sur les jours qui ont suivi le drame. Je n’en parle pas car c’est plus intime, plus personnel, mais aussi écrit avec trop d’emphase. Il parle du chagrin de la famille, des réactions du voisinage et des funérailles telles qu’il les a vécues, du haut de ses 15 ans. Le Père accomplit son dernier voyage le samedi, nous le suivîmes, vêtus de bleu foncé, marqué de l’attribut de deuil et les femmes noyées de crêpe, enveloppées de noir intégral.

50 ans plus tard, en écrivant pour ses enfants ses souvenirs, papa se rappelait des derniers mots d’Hubert, de la voix éteinte de [s]on père, inondant de tendresse tout l’amour paternel dont il était porteur mais qu’il n’avait jamais su épancher. Mon père exprimait sans doute aussi la difficulté pour un homme de sa génération de dire des mots d’affection à ses enfants. Il a su se rattraper ensuite en tant que grand-père, avec ses nombreux petits-enfants, et même avec certains (dont je suis très fier et que j’aime beaucoup) qui traitent parfois leur père de daron !

 

14 commentaires sur “La nuit du 4 août

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    1. Merci Christelle. C’est un texte écrit pour mon père, mon grand-père. J’aurais pu l’écrire aussi pour mon arrière-grand-père Lucien qui a connu le malheur de voir mourir son fils et l’a suivi un an après dans la tombe.

      Aimé par 1 personne

    1. Merci Claudy. Une histoire de pères, d’hommes donc, mais qui occulte une femme, ma grand-mère paternelle, qui a dû trouver la force et l’énergie de diriger une ferme après ce drame et à la veille d’un autre, terrible, qui concernerait le monde entier.

      Aimé par 2 personnes

  1. Merci d’avoir relaté cet évènement que papa était loin de ressasser, quelques dizaines d’années après.
    Avec Odile nous avons lu cette chronique avec grand intérêt.
    Car honnêtement j’avais lu le livre de papa trop en diagonale pour avoir un souvenir de cet épisode comme des autres. Pourtant le contenu est digne d’intérêt mais la narration pas assez structurée, je pense.
    Pour revenir à cet évènement la gestion des suites a du poser de gros problèmes et peser sur l’avenir des uns et das autres.
    Les autres articles sont également très intéressants, ils nous apprennent beaucoup de choses sur la société de l’époque.
    Je vais les montrer aux filles bien sûr.

    Aimé par 1 personne

    1. Merci Olivier. Papa utilisait un style trop hermétique et cela rendait la lecture de ses textes difficiles. C’est dommage car toutes les petites histoires qu’il raconte sont intéressantes, amusantes ou touchantes. Quelque part, je fais comme papa mais à ma façon. Je pense qu’il aurait aimé.

      J’aime

  2. Un bel hommage à ton papa et à ton grand-père. Les moments de la perte de ses parents sont des moments qui restent profondément marqués dans nos mémoires, quelles que soient les circonstance.
    J’ai une pensée émue pour mon papa que j’ai perdu à 13 ans aujourd’hui. Ton texte m’en fait prendre d’autant plus conscience.
    Merci Raymond.
    Sébastien

    Aimé par 1 personne

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